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L’Industrie Culturelle

Commentaire du texte de Theodor W. Adorno

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FR
abstract

Cette conférence du 21 ou du 28 septembre 1963 est donnée dans le cadre particulier, typique des grands projets culturels et éducatifs européens de l’après-guerre : l’Université radiophonique internationale (U.R.I.) sous l’égide de l’U.N.E.S.C.O. Elle revient sur le concept d’ «industrie culturelle » que Theodor W. Adorno met au point avec Max Horkheimer dès 1944 dans « La Dialectique de la Raison ». Cette notion est d’un intérêt central pour le design. Elle est ce mécanisme industriel, intellectuel et de communication qui « enchaîne » la société marchande à la promotion de tout et même de sa critique. En d’autres termes toutes les pratiques de design sont concernées par cette intrication de la vie quotidienne où la promotion mercantile forme le cadre de vie ( « lebensform », forme de vie). De façon plus particulière ce texte est choisi pour deux raisons, il est un résumé synthétique et engagé de la notion élaborée par les deux penseurs allemands et c’est une conférence enregistrée en français, où l’on peut entendre cette voix particulière et légèrement métallique de Theodor W. Adorno . Le texte s’incarne donc. Texte proposé et présenté par Catherine Geel.

Le travail du philosophe Theodor Wiesengrund Adorno (1903-1969) est essentiel pour les designers ou la discipline du design même s’il n’a que très peu abordé les questions des arts appliqués et du design directement. Il le fait dans une seule conférence prononcée à l’Akademie der Künste à Berlin à l’occasion des Journées du Werkbund (Werkbundtag) de 1965 (22-24 octobre)1. La conférence reproduite ici est donnée dans un cadre particulier, typique des grands projets culturels et éducatifs, souvent européens, de l’après-guerre : celui de l’université radiophonique internationale (U.R.I.) fondée en 19402 dont les sessions se tiennent à Paris. Sous l’égide de l’UNESCO, les conférences retransmises en 1949 sont par exemple « Les droits de l’Homme » par René Cassin, alors vice-président du Conseil d’État, avec M. Guy Perez Cisneros (Cuba), et M. Askul (Liban), délégués à l’ONU, mais aussi « Les problèmes scientifiques et le monde moderne », ou « A quoi rêve le monde3 ? ». Theodor Adorno officie le 21 ou le 28 septembre 1963, son sujet beaucoup plus critique tranche avec les exemples donnés ci-dessus. Il y reprend des éléments de la réflexion opérée avec Max Horkheimer dans une partie de La Dialectique de la Raison et qui porte sur le concept dont ils sont les auteurs : l’industrie culturelle4, une notion indispensable pour réfléchir aux rouages culturels et productifs dans lesquels tout design s’insère et que l’on prendra soin de distinguer des industries culturelles telles qu’on les envisage aujourd’hui.

Il reste que l’ensemble de son œuvre est aussi exploitable pour le design. Certains textes de Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée (1951) restent percutants, questionnant – et accusant – le cadre fonctionnel de l’habitat ou de la construction moderne. Cette écriture par fragment se saisit avec facilité et propose finalement un rapport très perceptif voire sensoriel au monde, pour certains de ses textes5. Mais le concept d’« industrie culturelle » qu’il met au point avec Max Horkheimer dès 1944 lors de la réflexion et de l’écriture de La Dialectique de la Raison est d’une importance centrale pour le design. L’industrie culturelle organise et structure pour le philosophe et l’historien la société contemporaine issue de la modernité. Elle est ce mécanisme industriel, intellectuel et de communication qui « enchaîne » la société marchande à la promotion de tout et même de sa critique. En d’autres termes, que le philosophe ne cite pas nommément, mais qui ne peuvent nous échapper, le design, tous les designs sont concernés par cette intrication de la vie quotidienne, de la promotion mercantile qui forme le cadre de vie. Cette lebensform (forme de vie) comprend, outre la modernisation, la mécanisation de la vie quotidienne et la domestication des esprits6.

Ces raisons expliquent clairement pourquoi cette tradition, la théorie critique, issue de l’École de Francfort, mais aussi du climat intellectuel allemand de l’entre-deux-guerres, a eu une si grande importance pour les designers à partir des années 1950 (Adorno rentre également en Allemagne à ce moment, après son exil américain). Dans la vision critique qui va s’exprimer à partir du début des années 1960, particulièrement en Allemagne et en Italie et qui ressortent des mêmes motifs, le concept d’industrie culturelle est souligné par Tomas Maldonado par exemple et par une grande partie des designers de la mouvance radicale italienne. Ces derniers adopteront aussi volontiers les réflexions de la seconde génération de l’École de Francfort de Jurgen Habermas à Herbert Marcuse7 avec l’importance qu’elle prend dans les mouvements étudiants des années 1966-1970 en Europe et aux États-Unis.

De façon plus particulière, ce texte est choisi pour deux raisons, il est un résumé synthétique et engagé du concept mis au point par les deux Allemands, et c’est une conférence enregistrée en français, où l’on peut entendre cette voix singulière et légèrement métallique de Theodor W. Adorno8. Le texte s’incarne donc. Il convient à cet égard de souligner la position particulière d’Adorno face au texte lu ou à l’intervention orale que je décris plus précisément dans RADDAR #19. Le philosophe fait en effet une nette différence entre les textes écrits et le moment oratoire, qu’il soit spécifiquement radiophonique ou prononcé en public : « puisque, écrit Adorno, je distingue très strictement les mots imprimés et les mots parlés10 ». Sa posture oratoire est celle d’un combattant et tranche avec le ton des ouvrages, malgré leur acidité commune. L’orateur doit pouvoir revendiquer une intense liberté de parole, dont il s’assure auprès des organisateurs pratiquement avant toute « performance11 ». Cette liberté ressort dans cette conférence à travers une façon claire, presque pédagogique de ne pas mâcher ses mots qui permet de saisir la lucidité de ce penseur et résonne aujourd’hui dans une société qui a encore décuplé ces mécanismes, dans un contexte politique dont l’écho résonne soudain à nos oreilles. Déconstruire12 ?